La Place des femmes dans les métiers scientifiques
Interview de Sylvaine Turck-Chièze, Présidente de Femmes et Sciences

La Place des femmes dans les métiers scientifiques

Pouvez-vous vous présenter et détailler votre parcours ?

     Je suis Directrice de Recherche au CEA (Commissariat à l’Energie Atomique et aux Energies Alternatives) où j’ai pratiqué différents métiers depuis plus de 40 ans. Après des études universitaires, je suis entrée au CEA en physique nucléaire expérimentale. Il n’y avait alors que très peu de femmes dans ce domaine, moins de 10%, et la situation n’a pas beaucoup changé.
     J’ai ensuite poursuivi des recherches en astrophysique, où j’ai formé et dirigé une équipe de sismologie appliquée aux étoiles. Dans ce cadre, j’ai eu la chance que l’on me confie la responsabilité de la réalisation et de l’exploitation au CEA d’un instrument spatial appelé GOLF. Cet instrument est placé sur le satellite européen SOHO qui observe le Soleil en continu depuis près de vingt ans. Aujourd’hui je contribue à développer un autre domaine, l’astrophysique en laboratoire avec des lasers de puissance qui permettent de créer sur Terre des morceaux microscopiques d'étoiles, et d’en étudier les propriétés.
     Le statut de Directeur ou Directrice de Recherche au CEA est un statut rare puisque nous ne sommes que 150 pour 16000 personnes travaillant au CEA. Compte tenu du phénomène du plafond de verre (plafond invisible qui empêche les femmes de monter trop haut dans la hiérarchie, ndlr), j’apprécie la chance d’avoir ce statut.

Pour quelles raisons avez-vous rejoint l’association Femmes et Sciences ?

     Je suis d’abord convaincue que les femmes ont de réelles compétences pour embrasser des carrières scientifiques, carrières internationales passionnantes. Ensuite je pense que l’innovation en Recherche gagne à la diversité des approches. Enfin je constate que les pays occidentaux valorisent moins les Sciences et Techniques qu’au siècle passé alors que les défis de nos sociétés nécessiteront de solides connaissances dans ces domaines.
     Il me semble que c’est le bon moment car aujourd’hui les femmes sont demandées dans les sciences et les techniques, au niveau européen. La parité est de plus en plus invoquée dans le milieu professionnel mais il faut être très vigilant-es pour anticiper les conséquences de ce mouvement.
     J’ai choisi cette association car elle est en bonne harmonie avec les institutions et les ministères grâce à la qualité de ses fondatrices et à leur expertise reconnue. Cette association regroupe principalement des femmes scientifiques ayant une carrière réussie, des jeunes femmes épanouies dans leurs activités et quelques hommes qui partagent nos valeurs. Nous pouvons donc espérer accomplir des actions positives pour la société française. Rejoindre une association telle que Femmes & Sciences permet aussi de baigner dans un milieu moins masculin, ce qui équilibre notre quotidien.

Pouvez-vous nous présenter cette association ?

     Femmes & Sciences est une association qui a été créée en 2000 et est agréée par le Ministère de l ‘Education Nationale avec deux objectifs : promouvoir les métiers scientifiques auprès des jeunes, filles et garçons, et promouvoir le statut des femmes qui les pratiquent.. Nous intervenons auprès des élèves, nous rencontrons environ 4500 jeunes par an, dans toute la France. Alors que les résultats au bac montrent une quasi parité, il y a ensuite beaucoup plus de garçons dans les sciences (26% seulement des chercheurs en France sont des femmes, ndlr). Par contre il y a des voies d’engorgement en médecine ou dans les filières littéraires. Ce constat encourage à faire mieux connaître tous les métiers scientifiques, en particulier auprès des filles.
     Notre deuxième action consiste à promouvoir les femmes dans les sciences. En effet, il y a beaucoup moins de femmes en haut de la structure qu’en bas (11% de femmes occupent les plus haute fonctions universitaires en France, d’après une étude du Boston Consulting Group ndlr). Même dans un domaine comme la biologie dans lequel les femmes sont majoritaires, il y a très peu de femmes aux postes importants.
     Notre association entretient de nombreuses relations avec les ministères et les entreprises. Nous travaillons également étroitement avec d’autres associations comme « femmes & mathématiques » et « Femmes Ingénieurs ». Nous rencontrons également des associations d’autres pays, notamment par le biais de l’EPWS (plateforme européenne des femmes scientifiques), qui a été rejointe par des femmes scientifiques de 40 pays.

Qu’est-ce qui est , selon vous, à l’origine de cette situation déséquilibrée entre hommes et femmes?

     Je ne pense pas que la dissymétrie de genre soit voulue, mais il existe des stéréotypes, qui font qu’à compétences égales, une femme est moins valorisée qu’un homme. Les critères d’appréciation sont ceux de la majorité, et à cause d’un biais naturel les compétences spécifiques aux femmes sont moins prises en compte. C'est ce qui explique qu’il y ait une érosion de la parité au fur et à mesure qu’on monte dans la hiérarchie. Et il y a déjà une forte asymétrie au départ dans les métiers scientifiques.
     À envie égale les traitements sont différents. Il est difficile de croire à cette discrimination en début de carrière, et les témoignages filmés sur notre site (www.femmesetsciences.fr) montrent bien la diversité du ressenti. Mais au cours de la carrière, on peut se rendre compte, en analysant les comportements, que de nombreux facteurs font qu'on favorise les hommes au détriment des femmes. Quand une femme est enceinte, par exemple, tout le monde pense qu’elle va s’arrêter de travailler ou avoir des difficultés à prendre des postes à responsabilité. On a vite fait de projeter des a priori sans s’interroger sur la façon dont le couple va gérer la situation. Ce n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres.

La situation s’est-elle améliorée ces derniers temps ?

     Les chiffres montrent une très faible amélioration. Mais le simple fait que ces chiffres existent est déjà un progrès. Ils semblent à première vue raisonnables, certaines entreprises montrent des chiffres de l’ordre de 35%. Mais en les regardant de près, on se rend compte que cette amélioration est très, très faible car ils résultent de compensations de secteurs (ceux de la biologie compensent ceux de l'ingénierie, par exemple).
     Si on laisse faire la pente naturelle, il faudrait attendre 2080 pour arriver à une véritable parité, comme le répète souvent Claudine Hermann, notre Vice Présidente d’honneur. En fait les chiffres sont toujours aux alentours de 15-20% pour les sciences dures. Il faut également rechercher la parité en biologie. La parité, c’est aussi pour les hommes !

Comment faire évoluer les choses ?

Plusieurs aspects doivent être pris en compte.
     La loi a un rôle à jouer, c’est sûr. On sait qu’une loi est toujours plus ou moins appliquée en France mais dans les grandes entreprises cela compte. On a par exemple vu apparaître récemment des référents parité dans ces entreprises.
     Il est nécessaire d’approcher les commissions de recrutement car la situation est de plus en plus critique quand le nombre de postes sur le nombre de candidats diminue. Lorsqu’il y a 5 ou 6 postes pour 100 candidatures, si 15% de femmes se présente, le cercle vicieux peut se poursuivre. Il faut alors analyser pourquoi si peu de femmes se présentent alors que beaucoup plus (40-50%) ont fait ou font une thèse. Sur ces cent candidatures, il y en a une vingtaine d’excellentes, et parmi les deux genres. Il faut sensibiliser les commissions à la nécessité de rechercher la diversité parmi les profils.
     Il faut également parler de la science aux jeunes. Ce besoin est sûrement plus important maintenant qu’auparavant car la science a moins d’importance dans leur vécu quotidien, du moins en apparence. Les jeunes aujourd’hui n’ont pas avec leur téléphone portable l’approche expérimentale que l’on pouvait avoir avec les objets il y a un demi siècle. Dans les média, la vie des scientifiques n’est que très rarement montrée, contrairement à celle des stars ou des femmes policières, et ça fait une différence auprès des jeunes dans leur projection dans l’avenir…
     Développer des esprits scientifiques est extrêmement utile pour répondre aux questions d’avenir, notamment sur l’eau ou l’énergie. Il est important de travailler sur les représentations mentales des hommes et des femmes. Les femmes sont en général plus intéressées par la finalité de la science que par la manière de la faire. Travailler chez Renault pour concevoir des moteurs risque de ne pas les intéresser, mais leur montrer qu’en mettant au point des moteurs plus propres elles contribuent à protéger la planète peut changer leur vision de ces métiers.
     Une autre raison qui fait que les femmes hésitent à choisir de s’engager dans des métiers scientifiques ou des études d’ingénieur, c’est que les études apparaissent très contraignantes sans assurance d’emploi à la sortie. Je pense qu’il n’est pas naturel pour une femme de se projeter dans l’inconnu. L’âge d’embauche joue un rôle, et beaucoup de femmes se tournent vers l’enseignement pour ces raisons. Une des solutions est donc de travailler sur le lien entre études et entreprises, recherche et entreprises et cela servira aux hommes comme aux femmes. Nous travaillons pour baisser certaines barrières, ce qui rendrait notre société plus sereine.

Que répondez-vous à ceux qui disent que s’il y a moins de femmes dans les sciences, c’est qu’elles sont moins intéressées, et qu’il n’y a pas lieu de les forcer ?

     Je dirai que c’est possible, si elles ne veulent pas s’engager dans cette voie, pourquoi les forcer ? Mais à moins d’avoir des parents scientifiques, elles n’ont souvent aucune idée de ce qu’est une carrière scientifique ni aucune idée de nombreux autres métiers! Elles ont donc beaucoup d’à priori et leur entourage aussi. Les échanges avec les jeunes sont très utiles pour compenser les dérives de notre société qui consomme plus de science qu’elle ne la valorise. Faire comprendre aux jeunes l’intérêt d’apprendre est en soi extrêmement précieux aujourd’hui.
     C’est pourquoi il est important de montrer des modèles: il y a peu de femmes célébrées en science, pourtant on constate qu’elles existent tout au long de l’histoire des sciences. Lorsqu’on montre des scientifiques, ce sont toujours des hommes et il y a beaucoup à faire pour rectifier ce manque de visibilité. Les mots jouent aussi leur rôle : ingénieur, c’est un terme masculin. Inconsciemment, les jeunes femmes peuvent se dire que ce n’est pas pour elles.

Récemment, Lego a sorti une collection dédiée aux femmes scientifiques. Que pensez vous d’une telle initiative ?

Nous applaudissons des deux mains ! C’est une bonne initiative qui compense d’autres représentations qui montrent la femme passive et l’homme en action. Tous les enfants jouent aux Lego et si ce genre d’initiatives peut jouer sur les représentations mentales, c’est une très bonne chose.

 

Interview Guillaume Cassina d’Explorathèque.net

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